Trilogie de Lucas Belvaux avec Dominique Blanc, Gilbert Melki, Catherine Frot, Lucas Belvaux, François Morel et Ornella Muti | France-Belgique | 2002 | 5h30
Un couple épatant, Cavale, Après la vie… Un titre, trois films… Ces oeuvres indépendantes, différentes et complémentaires que chacun peut voir dans l’ordre qu’il désire composent la trilogie magistrale de Lucas Belvaux. Mauvais mathématicien mais cinéaste talentueux, celui-ci démontre avec cette entreprise, inédite par sa taille et sa richesse, que le tout est supérieur à la somme des parties.
Les règles du jeu
Avec Un couple épatant, Cavale et Après la vie, trois films indépendants, différents et complémentaires, Lucas Belvaux signe une trilogie magistrale. D’un titre à l’autre, les personnages principaux deviennent secondaires et inversement. Les destins se croisent. Des scènes sont communes aux trois films. Mais là où l’on pouvait craindre la répétition ou l’essoufflement, on assiste émerveillés à la naissance d’un quatrième film plus riche encore. En effet les trois épisodes ne se suivent pas mais se superposent et, dans les entrelacs de ce tableau d’ensemble, Lucas Belvaux affirme qu’il existe autant de vérités que de regards. Tout est affaire de point de vue, de tonalité, d’insertion dans le récit, autrement dit de mise en scène. Loin du vain exercice de style, l’ensemble trouve sa réussite dans ce que chaque film se suffit à lui-même, la réalisation offrant à chaque personnage un rythme et une dramaturgie adaptés à sa ligne de vie.
Un hommage aux genres
Chacun des trois films relève d’un genre bien défini. Par un travail important sur le montage, le découpage, les éclairages et les ambiances sonores, Lucas Belvaux en respecte les codes tant dans les styles que les situations. Ainsi Un couple épatant est une comédie à l’américaine, mélange de burlesque et de bons mots. Le cadre est assujetti à la bonne compréhension des événements pendant que le montage s’ingénie à brouiller les pistes. Cavale relève du film noir et montre une plus grande attention aux ambiances. Le silence y est plus présent, les regards tendus, l’atmosphère lourde. Une réalisation précise, affectionnant le plan large, isole les protagonistes dans des décors prêts à les effacer de leur indifférence. Ainsi l’ascension sans issue de Bruno Le Roux dans le massif alpin n’est pas sans évoquer celle d’Humphrey Bogart dans le High Sierra de Raoul Walsh. Quant à Après la vie, son histoire mélodramatique filmée caméra à l’épaule ne peut que nous ramener aux actes d’amour que John Cassavetes adressait à son actrice et épouse Gena Rowlands. Cet usage des genres ne cherche pas à les dépasser. Au contraire, ils sont pleinement assumés. En fait, par les éléments que les films ont en commun, les genres s’imprègnent de façon mutuelle. Ils s’immiscent les uns dans les autres. Ainsi la comédie ou le polar déteignent sur le mélodrame, et inversement. Grâce à la vision successive des trois volets, les genres se mélangent, s’opacifient.
Une comédie sociale
Le décor principal de ces récits en chassés-croisés est Grenoble, agglomération piégée par une cuvette montagneuse et surnommée « la ville la plus intelligente de France » en raison d’une grande concentration d’actifs diplômés. A travers la représentation de trois catégories sociales, la bourgeoisie libérale, les contestataires aujourd’hui assagis de l’après 68 et la classe criminelle, une géographie précise se dessine. Cécile et Alain Costes, respectivement professeur et ingénieur, vivent dans une coquette banlieue pavillonnaire. Ils possèdent de plus un chalet perché au flanc des montagnes et qui, de sa position, domine la ville. Les autres couples, essentiellement des fonctionnaires – Agnès Manise et Jeanne Rivet sont professeurs et Pascal Manise est lieutenant de police -, habitent un appartement dans un immeuble du centre et un loft des anciens quartiers ouvriers. Le personnage de Le Roux, lui, se place d’emblée en marge de ces espaces et de ces vies. Terroriste échappé de prison, il se terre dans un parking souterrain. Aucun lieu n’est susceptible de l’accueillir ou de le retenir. Il échappe à une société hiérarchisée qui le fuit en retour. Les intrigues passent et repassent par des lieux emblématiques tels le lycée, le commissariat et l’hôpital. Ces institutions de la République sont les inévitables carrefours d’un labyrinthe étendu à l’échelle de la ville. Les êtres qui s’y déplacent prétendent à la libération, à l’affranchissement. Mais leur passé, leurs origines sociales et les univers dans lesquels ils vivent dorénavant finissent par les rattraper. La cité, au sens ancien du terme, les maintient sous influence.
Des rimes visuelles
A côté des scènes récurrentes de la trilogie, on trouve des rimes visuelles. Un couple épatant, Cavale et Après la vie… Les genres sont différents, les histoires ne se ressemblent a priori guère, si ce n’est par la peinture de couples mis en difficulté. Pourtant Lucas Belvaux s’est ingénié à distiller dans ses films des gestes, des situations qui, par leur seule forme, se font échos. Ainsi tous contiennent les figures de la filature, parfois poussée jusqu’à l’absurde (A qui suit B qui suit C), de l’intrusion insoupçonnée dans une habitation ou de l’homme qui, crispé à son volant d’automobile, fonce à vive allure vers on ne sait où. Il y a aussi les motifs de la personne prise de malaise, tombant sur le sol et recevant claques et injonctions afin d’être ranimée et de l’homme se perdant par le regard dans la ville située en contre-bas. Parfois la rime ne se fait que sur deux titres. Seuls Cavale et Un couple épatant montrent un homme attaché sur un lit ou courant au milieu d’un champ. Dans Un couple épatant et Après la vie revient la vision d’un être seul, assis à son bureau, plongé dans ses pensées. Cette liste ne se veut pas exhaustive. Elle souligne le travail d’écriture qui a précédé la mise en chantier de la trilogie, un travail sur près de dix années au cours desquelles Belvaux a patiemment établi son armature. L’oeuvre est ainsi structurée, équilibrée, rayonnante.
Des thèmes en échos
A ces rimes visuelles s’ajoutent des thématiques imprégnant l’ensemble du triptyque. Chaque film s’appuie sur un duo traversant une crise durant laquelle la notion de fidélité est mise à mal. Un couple épatant, c’est pour les Costes, mari et femme sans histoire, une manière d’exister en s’inventant des fantasmes de trahison. Cavale conclue un récit débuté 15 ans plus tôt et qui n’a plus lieu d’être. La fidélité est toujours là, mais par principe, par obligation, non par envie ou choix. Après le vie est à la croisée des chemins, à l’étape cruciale qui marquera la destruction ou la régénération d’un couple. Il expose le choix cornélien d’amoureux qui semblent arrivés au bout de leur récit. Ces problématiques du dévouement et de l’attachement se prolongent dans le sentiment de solitude qui envahit les trois protagonistes masculins, Alain Costes, Bruno Le Roux et Pascal Manise. L’isolement, subi ou provoqué, provoque angoisses et craintes et débouche pour certains sur une paranoïa. Leur monde n’est plus qu’interprétations. Partout ils ne voient que mensonges. Ils deviennent suspicieux, en particulier face aux femmes. Ils sont confrontés à la souffrance d’une solitude irréductible. Ce qui les conduit à s’interroger sur leur responsabilité vis-à-vis des autres. Mais en cela, ces hommes ne sont pas très différents de leurs conjointes ou amis. Car tous se débattent dans des prisons personnelles. Ils sont enfermés à l’image de Grenoble, ville cernée, écrasée par la barrière des Alpes. Ces êtres sont tous dépendants, qui de certitudes quant au couple et à la confiance qu’il suppose, qui d’une idéologie et d’un passé politique, qui de la morphine ou de l’amour que cette drogue tue à petit feu.
Une vérité relative
Nous arrivons ici au coeur du projet de Lucas Belvaux. D’un titre à l’autre, le cinéaste développe l’histoire d’un personnage secondaire et le transforme en personnage principal. L’intérêt de l’exercice réside dans la capacité à créer la surprise. Il ne s’agit pas uniquement de retrouver des protagonistes et de leur accorder plus d’attention, mais également de répéter une situation, une scène et de la rejouer sous un nouvel angle. Emergent ainsi des circonstances, des causes jusque là insoupçonnées. Les motivations, les attentes et les ambiguïtés se dévoilent. Si bien que nous avons parfois l’impression d’avoir été bernés par le ou les films vus précédemment. Puisque tout n’était pas dit, nous avons fantasmé les caractères des sujets à partir d’indices ténus, fantasmes que malmènent, contredisent les révélations d’un film ultérieur. Pourtant, même si le spectateur peut se sentir manipulé, il ne s’agit pas de tromperie. La trilogie souligne notre tendance à passer à côté des êtres et des choses dans la plus totale incompréhension. Elle joue avec nos tropismes, ces automatismes de pensée qui conduisent à réduire les actes et les mots à des catégories facilement utilisables, non coûteuses pour le confort de nos vies. Et puisque nous attribuons à une même scène un sens différent en fonction du film, les émotions s’en trouvent perturbées. Ce qui fut perçu par exemple comme cocasse devient ténébreux ou pathétique. Mais au lieu de s’ajouter, les impressions se superposent, se mêlent et initient un vrai trouble. L’ambivalence qui en résulte atteint la complexité des sentiments, leur confusion indéfectible. Lucas Belvaux montre ainsi comment les perceptions sont assujetties aux émotions et aux réflexes intellectuels, ce conditionnement s’exerçant autant aux dépens des protagonistes que du spectateur. Ce qui conduit naturellement à une relativisation des notions de vérité et de mensonge.
Le grand jeu de la vie
La répétition des scènes vues sous des angles différents induit un jeu, véritable appel à la vigilance face à toute image. On croit comprendre, on anticipe et, finalement, on se trompe. On commet des erreurs là où l’on s’y attendait le moins. Pire, certaines lacunes nous échappent, n’entraînant aucun questionnement. En fait, on peut affirmer que la trilogie est évolutive. Chaque film se gonfle des précédents. Les instants a priori vides se remplissent de ce que les projections précédentes nous ont appris. Grâce à la mémoire, aux interpolations que le spectateur effectue, le tableau d’ensemble se densifie de manière croissante, film après film. L’intelligence de Belvaux évite que cette densification débouche sur un univers fermé, une bulle finalement asphyxiante. Il éparpille ainsi des lignes de fuite, portes ouvertes par des personnages que le récit laisse dans l’ombre mais que l’humanisme du cinéaste emplit d’une vie à jamais occultée à notre regard.
Comme pour Smoking/No smoking d’Alain Resnais, un ensemble de possibles s’offre au spectateur. Un couple épatant/Cavale/Après la vie… Un titre, trois films… Autant de fils dépassant d’un écheveau sur lesquels chacun est libre de tirer comme il le veut. Lucas Belvaux préconise de commencer par la comédie et de finir par le mélodrame. De notre côté, nous préférons laisser le choix. Car, quelque soit le chemin parcouru pour arriver au bout du trajet, c’est-à-dire la vision d’ensemble, survient un besoin logique, celui de retourner sur ses pas, de revoir les deux premiers films à l’aune du dernier, et donc de la totalité. En effet, Lucas Belvaux, mauvais mathématicien mais cinéaste talentueux, démontre avec cette entreprise, inédite par sa taille et sa richesse dans l’histoire du cinéma, que la somme est supérieure à l’addition de ses parties.
————————————
Un Couple épatant
Mentir n’est pas tromper
Un Couple épatant est le film le plus léger de la trilogie de Lucas Belvaux. Dans cette comédie du “remariage”, un couple s’amuse à se faire peur, chacun croyant à tort à l’infidélité de l’autre, afin de mieux renouer la relation. S’il n’est pas le meilleur volet du triptyque, il en livre cependant une des clés à travers un jeu sur les points de vue et les apparences.
Les sujets des meilleures comédies sont peut-être ceux qui font les grandes tragédies. Ce principe a priori paradoxal est une nouvelle fois vérifié par Un couple épatant, film au ton ironique et grinçant de la trilogie de Lucas Belvaux. Les mobiles des protagonistes y sont en effet tristes à pleurer. Pourtant la mise en scène du cinéaste comme celles imaginées par les personnages pour pimenter leurs vies appellent toutes au rire.
Alain Costes est un ingénieur qui, comme on dit, a tout pour être heureux. Une femme superbe prénommée Cécile, une entreprise de taille modeste mais fonctionnant à plein régime, une réussite financière incontestable, une maison et une voiture au luxe affirmé. Il semble néanmoins au bord de la dépression. Des examens médicaux lui laissent penser qu’il pourrait être à l’article de la mort. Cette inquiétude nourrie d’hypocondrie le conduit aux gestes les plus extravagants. En voulant dissimuler à ses proches la gravité supposée de son état, il s’enfonce dans un emboîtement de plus en plus vertigineux de mensonges. Son épouse perçoit ses manigances et le soupçonne à tort d’infidélité. Elle le fait alors surveiller par un flic à l’honnêteté douteuse. Par voie de conséquence, Alain pressent autour de lui une machination, ce qui le conduit à croire que Cécile le trompe. S’ensuivent quiproquos et chassés-croisés orchestrés avec un sens du rythme et une dextérité incontestables.
Angoisse de mort, jalousie, suspicion, mensonge, trahison, tels sont les passions qui gouvernent aux actes des personnages. L’heure devrait être au désespoir. Elle est à la joie. Car nous sommes dans une comédie du “remariage”. Un couple apparemment blasé par une relation devenue longue se jette à corps perdu dans des aventures pas toujours extra-conjugales, et ce afin de mieux se retrouver. L’homme et la femme s’amusent à se faire peur, soit par ennui, soit par manque d’imagination, et retombent immanquablement dans les bras l’un de l’autre. Le schéma est classique. Il a fait la gloire des comédies américaines des années 30 et 40. Lucas Belvaux s’inscrit clairement dans cette filiation. Par la reprise d’un style qui doit beaucoup à cette cinématographie et à son ascendant, le burlesque d’avant-guerre, il échappe à la noirceur de son sujet.
Le cadrage est fonctionnel. Il sert les situations. Il ne cherche qu’à clarifier les données, les tenants et aboutissants d’une scène. Si le plaisir s’infiltre, c’est bien sûr par un amoncellement de situations de plus en plus incongrues, mais aussi par un montage plein de rouerie. Des coupes franches et des ellipses provoquent surprises et interrogations. Belvaux joue ainsi du temps comme un magicien de ses cartes. Il le manipule à son gré. Quand François Morel alias Alain Costes change de vêtements en moins de temps qu’il n’en faut pour fermer puis ouvrir une porte, le cinéma redevient un instant la machine à illusions de ses débuts. Ce même Morel s’agrippant au volant d’une voiture qui passe d’un lieu à un autre en une seconde par la seule grâce du montage, et sans que le véhicule et son conducteur aient bougé d’un pouce, c’est le retour de Georges Mélies découvrant le pouvoir de son outil ou de Buster Keaton cherchant le mouvement dans l’inertie. Le film est léger et malicieux. Il sautille, s’accélère, bégaie, se répète. Son espièglerie serait cependant vaine si elle n’aboutissait à une valse de fausses apparences.
La tromperie des sens… Voir, entendre, toucher, sentir le monde et l’interpréter de manière erronée est un mécanisme qui depuis longtemps nourrit les desseins comiques. Ses rouages sont connus. Pourtant il fonctionne toujours avec autant de bonheur. Un couple épatant a ceci d’intéressant qu’il en use à plusieurs niveaux. A la duperie des individus, en particulier celle d’Alain Costes, s’ajoutent les perceptions faussées du spectateur, développées tant dans ce seul film que sur l’ensemble de la trilogie. Ce jeu sur le point de vue, sur la place du regard structure la comédie et, par un questionnement des sentiments et de leur authenticité, lui permet d’être à la fois ludique et profonde. Il est aussi la clef de voûte du travail de Belvaux. En cela, Un couple épatant est à considérer comme le panneau central du triptyque, celui qui s’offre en premier à la vision et nous guide vers ses autres volets, Cavale et Après la vie, aux frontières plus secrètes, plus mystérieuses.
———————————————
Cavale
Seul contre tous
Cavale est un polar tendu, politique et mélancolique. Il offre à notre regard un personnage dense et complexe, un ancien activiste de gauche en décalage avec notre modernité, hors-la-loi traqué par la police et la mafia. Sans être démonstratif, le film condamne la lutte armée et pose intelligemment la question de la responsabilité individuelle.
Cavale, un des volets de la trilogie de Lucas Belvaux, est un polar tendu, politique et mélancolique dont le personnage central, Bruno Le Roux, un activiste de gauche, s’évade après quinze ans de détention. Traqué, Le Roux est condamné pour survivre à être toujours en mouvement. De parkings souterrains en portes cochères, il se terre.
C’est autour de cette survie que Lucas Belvaux construit un suspense haletant. L’obscurité, le travail sur la bande-son, l’amplification de certains bruits, la tension générée par l’attente, les fausses alertes contribuent à créer une angoisse typique du thriller, jouant avec nos nerfs comme avec ceux du terroriste aux abois. Pourtant, l’intérêt du spectateur ne procède nullement d’une quelconque identification avec le personnage incarné par le réalisateur. Certes, on sympathise avec sa solitude soulignée par de lents travellings avant et la musique sublime de Ricardo Del Fra. On est touché par son humanité manifeste lorsqu’il secourt une Agnès (Dominique Blanc) rouée de coups ou risquant une overdose. Sa conviction et sa rectitude fascinent. Mais on ne peut souscrire à son aveuglement. Sa violence révulse.
Bruno Le Roux est froid, calme et déterminé. Animé par le désir de régler ses comptes avec ceux qui, croit-il, l’ont donné, il attend son heure. Très professionnel, il se prépare, fabrique une fausse carte d’identité ou une plaque d’immatriculation, entretient son matériel. Il répète des gestes-rituels comme le montage d’une arme les yeux fermés. De ces longs plans frontaux, au cadre serré, se dégage une impression de maîtrise qui n’est pas sans rappeler Le Samourai de Jean-Pierre Melville. Le choix de sources de lumière uniques, comme un réchaud à gaz dans un box de parking, de contrastes violents et de contre-jour ajoute à la dureté du personnage et souligne son effrayante détermination. En soi, le physique de Le Roux-Belvaux n’est pas inquiétant mais l’obscurité durcit les traits et l’aspect mécanique et répétitif des gestes rend le personnage glaçant. En outre, en même temps qu’elle entretient la tension, la contrebasse solo de Ricardo Del confère une tonalité sombre au film. La partition réitérative résonne comme un écho des rituels dans lesquels s’enferme Bruno Le Roux.
Après quinze ans, il est toujours en guerre contre la société. Mais sa lutte, typique des années 70, ne rencontre aucun écho. Ses anciens camarades sont morts, en prison ou rangés. Placée sous surveillance, Jeanne, son ancienne compagne, interprétée par Catherine Frot, ne peut être d’un grand secours. Mais le-veut elle seulement ? Elle a depuis longtemps abandonné la lutte pour l’enseignement et a fondé une famille. Elle lui apportera bien dans une certaine mesure son aide en souvenir du passé, mais il semble que c’est l’homme et non la cause qu’elle essaie de sauver. Des balles mais surtout de lui-même.
Car Bruno Le Roux est un homme en complet décalage. La prison l’a isolé du monde. Figé dans des convictions idéologiques, il n’accepte pas que la situation et les mentalités aient évolué, que sa manière de combattre l’injustice sociale soit dépassée. Ces convictions l’ont conduit en prison, elles donnent un sens à sa vie. Il s’y accroche avec désespoir. En ce sens, le personnage est profondément humain. Plus le récit progresse, plus il doute. On le sent fébrile. Il a peur. Et, finalement, le monde actuel apparaît tout entier comme un univers carcéral à l’intérieur duquel il se débat. L’abondance de prises de vue verticales, comme autant de barreaux, contribue à renforcer ce sentiment.
Dès le début, le ver est dans le fruit. Le Roux prétend se battre pour les petites gens mais l’épisode de la rencontre entre la mère de Petit Jean et Bruno souligne l’absence de base populaire de la lutte armée. Même s’il tente de nier cette réalité, Bruno ne peut en faire totalement abstraction. Le fait qu’il oublie systématiquement une pièce lorsqu’il monte son arme et les médicaments dont il se gave ne sont que les symptômes du mal qui le ronge. En fuite, il se terre dans des lieux clos, obscurs, s’isole du monde pour échapper à la police et à la mafia mais également à une éventuelle remise en question. La répétition des gestes est un mouvement rassurant qui évite la réflexion. Et lorsque Jeanne ose lui rappeler les morts innocents qu’il a été “contraint” de laisser sur son chemin et l’interpelle sur le sens de son action, Bruno Leroux, comme une mécanique déréglée, sort de ses gonds. Son monde vacille et, seul contre tous, il se réfugie alors dans la brutalité pour justifier la violence politique.
Lucas Belvaux ne triche pas. A aucun moment il ne stylise ou n’esthétise la représentation de la violence. Cavale est un film dur où la violence est montrée sans fard. Elle est gratuite, injuste et révoltante. Sans être manichéen ou démonstratif, le film condamne la lutte armée et pose intelligemment la question de la responsabilité individuelle. La révolte de Bruno est compréhensible. Il a tort sur les moyens mais pas tant sur les idées. Malheureusement, il ne conçoit aucune alternative à la lutte armée et sa détermination, son acharnement le rendent peu à peu monstrueux. En offrant à notre regard un personnage dense, complexe et humain, Lucas Belvaux démontre que, dans une démocratie, la violence politique n’a pas de légitimité.
—————————————–
Après la vie
Tragédie d’un homme ridicule
Filmé caméra à l’épaule, Après la vie est une histoire de couple, décliné sous l’angle du mélodrame. Très proche de ses acteurs, Lucas Belvaux crée une intensité dramatique inattendue grâce aux deux remarquables comédiens que sont Dominique Blanc et Gilbert Melki.
Pascal Manise (Gilbert Melki) est inspecteur de police à Grenoble. Il cherche à arrêter Bruno Le Roux, un terroriste échappé de prison et en cavale dans la région. En parallèle, et depuis quinze ans, il fournit sa femme Agnès (Dominique Blanc) en morphine grâce à un accord tacite avec le parrain local. Ces deux situations se retrouvent inextricablement liées et vont amener le couple au bord du précipice.
La première image nous renseigne d’emblée sur l’ambiance de ce dernier volet : dans un téléphérique, un homme, Pascal Manise, plonge son regard vers la pénombre de la ville. Il la domine avant d’y être englouti. Le visage est fermé, soucieux mais déterminé. Il semble descendre vers les limbes. En bordure de l’enfer, cet homme cherche une forme de rédemption, au moins à ses propres yeux, mais ne sait pas comment s’en sortir. Tout au long du film, sa solitude l’accompagne plus fidèlement que la compagne de sa vie. Et pourtant, c’est bien une magnifique histoire d’amour, pleine de silence, de cris, d’angoisse et de fureur qui nous est dévoilée.
Essentiellement portée à l’épaule, la caméra nous rapproche jusqu’à l’insoutenable de personnages sur le fil du rasoir. Difficile de ne pas penser à John Cassavetes filmant Gena Rowlands et sa souffrance sans apprêt lorsque, les traits tirés ou déformés par les symptômes de manque, Dominique Blanc apparaît, se contorsionne, souffre, lutte ou s’abandonne. Sa prestation est remarquable. Intense et juste à la fois. Celle de Gilbert Melki, dans un registre très différent, l’est tout autant. Alors qu’il nous apparaissait primaire dans Cavale et Un couple épatant, il est ici un type un peu perdu et dépassé par les événements, qui n’aspire qu’à des choses simples : ne pas perdre celle qu’il aime et détruit en même temps, se faire aimer, s’aimer lui-même. Cette simplicité est profondément touchante et rachète un personnage trop vite condamné. On apprécie en outre que ces deux remarquables performances fonctionnent à l’unisson et permettent de beaux instants d’émotion. Ainsi l’infinie tendresse qui lie le couple apparaît-elle criante de vérité au détour de petits gestes simples : la caresse sur le vêtement qu’elle lui offre, un regard éperdu, un câlin où les bras s’enchevêtrent pour sembler ne jamais devoir se séparer.
La qualité de leur interprétation était nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble. En effet, Après la vie est un film qui vient libérer les hommes, leur fait confiance et s’appuie sur eux. La caméra se met au service des acteurs. Pas de mécanismes bien huilés ( de comédie pour Un couple épatant), ni de genre marqué (film noir pour Cavale) pour donner la direction de ce mélo. Ce sont les hommes et les femmes, de chair et de sang, qui l’emmènent et le portent. Le réalisateur, ses choix et ses manipulations semblent disparaître, s’effacer devant eux. L’humanité qui transpire à chaque instant l’emporte devant les principes narratifs. Le sujet s’impose, pour cette fois, à l’objet de manipulation.
A ce titre, il est intéressant de revenir sur le personnage de Gilbert Melki, qui, de ridicule dans les deux autres volets, devient ici héroïque. Confronté à un dilemme insoluble, il s’élève au rang de héros tragique. La transformation de ce personnage, dont la perception par le spectateur se modifie radicalement d’un volet à l’autre, est la plus parlante des illustrations d’un des propos sous-jacents au projet de cette trilogie : ne pas condamner trop vite, porter attention à chacun, modifier son point de vue pour ajuster, au plus juste, sa vision des situations, des personnes. La dualité même des deux héros (flic et fournisseur de drogue pour lui/ prof et morphinomane pour elle) alimente, un peu plus, cette belle idée qu’un regard ne suffit pas à classer les êtres.
Après la vie arrive donc comme une superbe conclusion à cet ambitieux projet mené de main de maître par Lucas Belvaux. Peut-être le plus réussi de la trilogie, à coup sûr le plus émouvant, ce film nous surprend et nous touche au plus profond grâce à deux comédiens remarquables qui réussissent à magnifier l’évident amour que le réalisateur porte à tous ses personnages.
Manuel Merlet | fluctuat.net