Un film de Juan José Campanella
Malgré une carrière phénoménale en salles en Argentine (11 semaines à l’affiche, deuxième succès de tous les temps dans le pays) puis en Espagne (avec également un Goya de meilleur film étranger en langue espagnole), ce film a surpris tout le monde en remportant l’oscar du meilleur film étranger au nez et à la barbe de ces deux chefs d’oeuvres que sont Un Prophète et le Ruban Blanc (plus un grand prix à Beaune pour l’anecdote). Donc étant donné le niveau des deux précités il y avait de quoi susciter une certaine curiosité vis à vis de cet outsider à la réputation plus que flatteuse. En adaptant un roman d’Eduardo Sacheri, le réalisateur Juan José Campanella à qui on doit le Fils de la Mariée, mais qui reste surtout connu comme réalisateur de séries TV aux US (Dr. House, New York – Unité Spéciale), trouve une bien belle matière pour se faire un nom parmi ceux qui comptent. Car s’il est évident que le film est plus faible que ceux de Haneke ou Audiard, on comprend aisément les raisons qui ont poussé l’académie des oscars à le récompenser. Ils ont bénéficié d’un gros coup de projecteur à Cannes ainsi que lors de différentes cérémonies et n’avaient plus vraiment besoin de reconnaissance alors que Dans ses Yeux oui. Dans ce sens on peut dire qu’il n’a pas volé son oscar car il s’agit là d’un film tout simplement brillant, complexe mais accessible, et superbement exécuté. Une nouvelle révélation pour ce nouveau cinéma argentin qui n’en finit pas de nous surprendre avec des oeuvres aussi profondes que sensibles.
Il y a un procédé fascinant au cinéma, lorsqu’il est utilisé intelligemment, il s’agit du mélange des genres. Les manipuler nécessite un talent immense car le risque de tomber dans le n’importe quoi guette en permanence. Certains réalisateurs asiatiques en ont fait leur spécialité, à l’image de Bong Joon-ho (Memories of Murder, The Host, Mother, …) ou Edmond Pang (Men Suddenly in Black, A.V., …), et c’est clairement vers cette forme de virtuosité narrative que tend Dans ses Yeux. Le film fait se télescoper thriller, romance, comédie et propos politico-social. Sur le papier c’est terriblement casse-gueule, à l’écran c’est splendide et ça fonctionne du début à la fin sans la moindre perte de vitesse. Pourtant le réalisateur ne choisit jamais la facilité, en effet il développe un récit à la narration déstructurée, enchainant les allers et retours entre passé et présent sans que jamais cela ne semble chaotique. Et pour cela il n’a même pas recours, alors que c’est devenu une sorte de norme, à des variations de tonalités (il ne cède pas à la facilité du noir et blanc ou du sépia mais s’appuie plutôt sur ses acteurs) et c’est tant mieux.
La narration s’articule avant tout autour d’une enquête policière, tout du moins en apparence. Un homicide précédé d’un viol survenu une vingtaine d’années plus tôt et qui continue d’obséder Benjamin qui va se lancer dans l’écriture d’un roman sur l’affaire comme un catharsis de ses névroses. C’est une plongée assez terrible dans son passé, mais également dans toute l’histoire d’un pays, qui se déroule devant nos yeux. Car c’est de l’ère Peron qu’il s’agit, et des notions toutes relatives de la justice et du pouvoir à cette époque. Et sans tomber dans la critique virulente ou la charge dénonciatrice contre un passé de toute façon révolu, Juan José Campanella n’a pas besoin de forcer le trait pour souligner certaines pratiques dont les conséquences se payent encore aujourd’hui. Il pose cela en parallèle avec l’évolution d’un homme dont la vie semble brisée par certaines décisions prises ou imposées 25 ans plus tôt et qui l’ont transformé en une sorte de coquille vide qui va tenter de se reconstruire pendant ces 2h10 qui semblent filer à toute vitesse.
Usant habilement des codes du mélo comme de ceux du polar, le réalisateur construit une histoire qui part d’un fait divers pour en ressortir un récit assez universel sur le remord et le poids du passé. Il joue avec les ambiances, passant d’un visuel ouaté à des scènes qui frôlent le très glauque, mais toujours avec une mise en scène élégante et un agencement de cadres harmonieux. Assez classique sans tomber dans l’académisme pur, il ne cède jamais à l’esbrouffe visuelle à l’inverse de nombreux polars contemporains mais se permet tout de même de jolis plans séquences travaillés. Il réussit son pari en tapant juste dans tout ce qu’il entreprend. Ainsi, la relation basée sur des non-dits entre Benjamin et Irene (qui s’appuie également sur des notions de différences de classes sociales) est troublante de naturel et tout simplement bouleversante. Il en est de même pour cette amitié extraordinaire, qui donne lieu à des scènes de comédie burlesque savoureuses, entre Benjamin et son collègue Sandoval, c’est très juste et par conséquent on s’identifie sans problème à ces personnages.
Narration précise, mise en scène de toute beauté, personnages bien écrits, on peut y ajouter de très grands acteurs. Aucune fausse note, tous sont fantastiques avec au sommet un Ricardo Darín une fois de plus exceptionnel. L’acteur argentin livre une prestation mémorable, usant d’une palette de jeu assez impressionnante il faut le dire. Avec son visage grave et marqué qui tranche avec son regard plein d’amour, il nous touche tout simplement. Réussite quasi totale, Dans ses Yeux jongle entre polar efficace et histoire d’amour manquée, bercé par une vague de mélancolie communicative et une noirceur permanente, il est tout autant sensitif qu’intellectuel. Une belle surprise à ne pas manquer.
texte © NIKO filmosphere.com photo © HADDOCK FILM, TORNASOL FILM SA